« Ah ! Si la rêverie était
toujours possible ! / Et si le somnambule, en étendant la main,
/ Ne trouvait pas toujours la nature inflexible/ Qui lui heurte le
front contre un pilier d'airain. » (Alfred de Musset, Premières Poésies,
"Namouna",1830)
Les Romantiques s’intéressent de près aux rêves et rêveries
qui sont une source de création et excitent leur imagination allant jusqu’à
“recréer le monde”. La rêverie est ainsi un état inspirateur : le rêve
peut être glaçant et terrifiant ou bien doux et enchanteur. Le monde du rêve
est un monde en parallèle. Plonger dans l'inconscient c'est retrouver l'unité
perdue, l'unité d'un moi divisé et rechercher la
signification d'une destinée. Mais est-ce le reflet du monde réel,
un effet de notre esprit, ou est-il le monde de la vérité? Rêver :
serait-ce gagner en lucidité ? Franchir les limites du monde tel qu’il est communément perçu? Si les rêves
sont des « portes de la perception », alors ne sont-ils pas tels des
drogues hallucinogènes? Ils semblent en effets en être « des
pendants », à moins qu’ils ne soient provoqués par elles.
Le sommeil de la raison produit des monstres, Goya (1797)
Der Träumer, Caspar David Friedrich (1820-1840)
Les débuts du romantisme, quand le rêve
appartenait au surnaturel
Le rêve pénètre et occupe l'esprit, l'inconscient, la
« racine de l'être humain » pour Goethe, parfois jusqu'à la folie. Le
rêve, le Zweite Welt (deuxième monde) ainsi que le nomment
les premiers romantiques allemands, est un moyen d’accéder aux réalités d’un
autre monde.
L’un des romantiques les plus remarquables est le poète
allemand Novalis. Dans Henrich
d’Ofterdingen l’auteur
écrit : « Die
Welt wird Traum, der Traum wird Welt », soit « le monde devient
rêve, le rêve devient monde ». Cette œuvre posthume, inspirée de l’histoire d’un
troubadour du XIIIèmesiècle, se révèle être une réflexion sur la
relation entre le rêve et le réel. Dans ce roman, Heinrich rêve d’une fleur
bleue, symbole de l’amour absolu du héros pour sa bien-aimée et signe
prémonitoire des événements à venir. Ici le rêve est une représentation d’un
désir ou d’une aspiration perdue. Ce thème récurrent chez les romantiques
allemands tels Heinrich Heine ou Friedrich
Hölderlin, c’est le Sehnsucht qui pourrait se traduire en
français par l’idée de nostalgie, soit le regret et le désir d’un état
perdu.
Le cauchemar (seconde version de Francfort), Johann Heinrich Füssli (1790-1791)
La résurgence d’un désir inaccessible est l’un des buts
de l’utilisation du rêve par les romantiques. Nombreux sont les récits
fantasmatiques, c'est-à-dire inspirés par un désir conscient ou non, et
relevant plus ou moins de l’érotisme. Ainsi des récits tels que Djoumane de
Prosper Mérimée, La Morte amoureuse de Théophile Gautier
ou Trilby ou le Lutin d'Argail de Charles Nodier révèlent par
le rêve et l’inconscient les frustrations et désirs sexuels.
Nacht und Träum ("Nuit et Rêve") lied de Franz Schubert sur un texte de Matthäus von Collin (1825). Ici interprété par la soprano Kathleen Battle et accompagnée par le pianiste Lawrence Skrobacs en 1986.
C’est
dans les récits d’Heinrich Heine qu'en 1841 Théophile Gautier trouve
l’inspiration lorsqu’il travaille au livret du ballet romantique Gisèle :
Albrecht se recueille sur la tombe de Gisèle, la jeune fille qu’il aimait. A la
fin de la représentation, le héros se réveille et est confronté à un
dilemme : a-t-il rêvé de son amour perdu ou l’a-t-il revu au cours de la
nuit ? Le récit mêle le désir rétrospectif évoqué ci-dessus, mais
porte les caractéristiques du romantisme français, qui est principalement
fantastique. Ce genre littéraire exploite le rapport de l'individu aux réalités
visibles et invisibles. Chef de file des auteurs fantastiques, Gautier se sert
du songe dans de nombreux récits du rêve. Il joue sur les limites floues du
rêve et de la réalité, du sommeil et de la lucidité. Les nouvelles Omphale,
Arria Marcella, La Cafetière, Le Pied de la momie enchaînent visions
oniriques et passages réels créant la confusion. Il est intéressant de comparer
la fin du conte fantastique Casse-noisette du romantique
allemand E.T.A Hoffmann –grand modèle de Gautier- et l’adaptation française
d’Alexandre Dumas. En effet chez le premier, la jeune fille part avec
Casse-noisette laissant son rêve se réaliser. Chez Dumas, la fillette se
réveille et se voit confronter au scepticisme de ses parents gardant néanmoins
des preuves de ses aventures. La question devient alors : comment
savoir si j’ai rêvé ? En effet si la distinction entre le réel et le songe
est si confuse comment les reconnaître et surtout les
différencier ? C'est donc à une logique cartésienne que l'on a recours ici : comment être
certain que ma vision n'est pas une vision de mon esprit ? Il serait
ici pertinent de se rappeler «l'argument du rêve», théorie philosophique selon laquelle l'homme ne peut s'assurer qu'il n'est pas en train de rêver. Dès le XVIIème siècle, Descartes dans Méditations Métaphysiques s’interroge sur la
véracité de la vision, du goût, de l’odeur, du son, du toucher :
« Combien de fois m'est-il arrivé de songer, la nuit, que j'étais en ce
lieu, que j'étais auprès du feu, quoique je fusse tout nu dans mon lit ?
[…] Et m'arrêtant sur cette pensée, je vois si manifestement qu'il n'y a point
d'indices concluants, ni de marques assez certaines par où l'on puisse distinguer
nettement la veille d'avec le sommeil, que j'en suis tout étonné ; et mon
étonnement est tel, qu'il est presque capable de me persuader que je
dors. »
Final de Gisèle, ou les Willis ballet d'Adolphe Adam (1841) d'après un
livret de Théophile Gautier et Jules-Henri Vernoy de Saint-Georges,
chorégraphié par Jean Coralli et Jules Perrot. Ici représentation Opéra
de Paris, Palais Garnier en 2007 avec, dans le rôle de Giselle, Laëtitia Pujol
et dans celui d'Albrecht, Nicolas Le Riche.
Vers une approche clinique
Pour découvrir son moi profond, l’écrivain allemand Jean-Paul
Richter (dit Jean-Paul) pousse l’introspection psychologique de telle façon
qu’elle annonce Freud. Certains de ses écrits présentent le rêve en tant que
phénomène irrationnel tandis que d’autres sont des analyses détaillées, sans
apparemment avoir conscience du paradoxe. Jean-Paul est inspiré par Shakespeare
« We are such stuff, As dreams are made on ; and our little life, is
rounded with a sleep » (« Nous sommes fait de la même étoffe que nos
rêve et notre petite vie est entourée par le sommeil » dans La Tempête). Il tente de
montrer que le rêve est –du moins en partie- l’image des agissements des êtres
éveillés ou provient de causes physiologiques. La littérature tend à changer
dans le sens de Jean-Paul vers 1840. Les auteurs s’éloignent du rêve comme
mouvement inexplicable de l’inconscient pour une approche plus clinique. Le
fantastique et l’imaginaire laissent place à des descriptions précises
d’expériences et d’états psychiques. C’est alors l’apparition de la société
industrielle et marchande et avec elle des philosophes tels qu'Auguste Comte
qui, en publiant le Cours de
philosophie positive, initie
le positivisme, une théorie scientifique qui rejette toutes explications
irrationnelles ou métaphysiques.
Pour Charles Nodier, le sommeil est « non seulement
l'état le plus puissant, mais encore le plus lucide de la pensée ». En
dehors de ses Contes qui initient la France aux genres
fantastique et gotique, il est l’auteur d’écrits scientifiques tels que De quelques phénomènes du sommeil publié en 1830. Il s’agit de
différentes propositions sur l’utilisation du rêve et d’analyses de cauchemars.
Il pressent que le rêve peut affecter les actions diurnes ou dévoiler les
désirs refoulés. En 1836 il continue ses travaux sur le rêve dans un essai
consacré au graveur italien Piranèse. Il y affirme que ses Prisons Imaginaires sont des représentations des visions
oniriques d’enfermement, d’emprisonnement. Ces gravures de labyrinthes
cauchemardesques sont pour Nodier les illustrations des obsessions nocturnes de
l’artiste.
Carceri d’Invenzione, Piranèse (1761)
A la suite d’un premier accès de folie en 1841, Gérard de
Nerval commence à analyser ses visions oniriques afin de décrire son état
psychique. Une dizaine d’années plus tard, c’est son médecin qui l’encourage à
dépeindre ses rêves dans le but de rompre avec ses visions et hallucinations.
Dans son roman inachevé Aurélia, écrit peu avant son suicide,
l’écrivain cherche la signification de ses rêves pour comprendre son état
mental, ses agissements et relations avec autrui – notamment ses relations
amoureuses. Ainsi il écrit : « Le
rêve est une seconde vie. Je n’ai pu percer sans frémir ces portes d’ivoire ou
de corne qui nous séparent du monde invisible. Les premiers instants du sommeil
sont l’image de la mort ; un engourdissement nébuleux saisit notre pensée, et
nous ne pouvons déterminer l’instant précis où le moi, sous une autre forme,
continue l’œuvre de l’existence. C’est un souterrain vague qui s’éclaire peu à
peu, et où se dégagent de l’ombre et de la nuit les pâles figures gravement
immobiles qui habitent le séjour des limbes. Puis le tableau se forme, une
clarté nouvelle illumine et fait jouer ces apparitions bizarres : – le monde
des Esprits s’ouvre pour nous. »
La vision du rêve des romantiques est associée aux
hallucinations causées par l’usage de drogue mais aussi à la folie,
l’expérimentation des limites de la connaissance. Les poètes anglais Samuel
Taylor Coleridge, Thomas de Quincey, Lord Byron, John Keats ou Percy Shelley
sont connus comme consommateurs d’opium pour fuir la réalité ou catalyser leur
créativité grâce aux rêves stimulés par la drogue. Dans Confessions d'un
mangeur d'opium anglais Thomas de Quincey note l’alternance des rêves et des
cauchemars. Dans Les Paradis
artificiels, Charles Baudelaire relate de la même manière les effets du
haschisch. Depuis le début des années 1840, il participait au club des
Haschischins du docteur Moreau de Tour qui analysait les rêves et
hallucinations de ses « patients » : le peintre Eugène Delacroix
et les écrivains Théophile Gautier, Alexandre Dumas et Gérard de Nerval. Nous
avons vu ci-dessus que c’est la folie qui pousse ce dernier à s’intéresser à
ses rêves. Dans Aurélia il décrira la folie comme
« l’épanchement du songe dans la vie réelle ». Ainsi réel et surnaturel se
mêlent : « la folie est le rêve de l’homme éveillé. J’ai dit que je
ne connaissais pas de meilleur définition » écrit en 1845 le
psychiatre Moreau de Tour dans Du
haschich et de l’aliénation mentale, essai lu par Nerval et Baudelaire.
Hoffmann, lui qui expose des visions très diverses de la folie dans ses récits,
définit le rêve comme un « état de délire ». De même, l’excentrique
poète et artiste anglais William Blake fait du rêve l’instrument de la création
tout en y associant folie mystique. Depuis son plus jeune âge, Blake aurait
revendiqué des visions et durant sa vie le public décrira son travail comme
l’œuvre d’un fou. Ses gravures et peintures seront à la fois influencées par
Michel-Ange, Füssli, la Bible mais aussi Le Songe d’une nuit d’été et Macbeth de Shakespeare.
The Night of Enitharmon’s Joy, William Blake (1795)
Grandville : un témoignage illustré
Le premier exemple iconographique de l’objectivité appliquée aux rêves
apparaît dans les dessins du caricaturiste Grandville. On ne sait pas si
l’artiste les avait rêvés, mais il est très probable que leurs sources soient
Füssli, Le Sommeil de la
raison de Goya, Le Songe d’Ossian d’Ingres. Cependant, Grandville ne
représente pas à la fois le rêveur et le rêve mais uniquement le rêve,
notamment dans Métamorphose du
sommeil composé d’une succession d’images associées qui représente
l’évolution du rêve. Un texte accompagnant Promenade
dans le ciel expliquait les
évènements à l’origine du rêve : «Dans un doux songe qui la berce, elle
aperçoit derrière un pâle nuage le croissant argenté (à son premier ou dernier
quartier ou octant). Tout-à-coup le croissant se transforme en la simple forme
d'un humble cryptogame puis d'une plante ombellifère à laquelle succède une
ombrelle, qui va se transformer en une orfraie ou chauve-souris aux ailes.
Notre rêveuse ne mêle-t-elle pas ensemble ses achats du marché avec les
souvenirs d'une promenade en plein champ, où elle aura rencontré le vénéneux
champignon et cet arbuste en forme de parasol ; avec les souvenirs de l'astre
argenté qu'elle a contemplé le soir d'une belle journée d'été, tandis qu'elle
voyait voltiger devant elle une chauve-souris ; ou bien encore avec l'ombrelle
qui lui avait servi à se garantir des feux du soleil couchant, et qu'elle agita
pour chasser l'oiseau nocturne? A mon avis, on ne rêve aucun objet dont l'on
n'ait eu la vue ou la pensée lorsque l'on était éveillé, et c'est l'amalgame de
ces objets divers entrevus ou pensés, à des distances de temps souvent
considérables, qui forme ces ensembles si étranges, si hétéroclites des songes,
au gré d'ailleurs de l'activité plus ou moins grande de la circulation du
sang. » Entre merveilleux et étrange, ses dessins seront reconnus par les
surréalistes, mais permettent aussi d’apprécier la connaissance qu’avaient les
artistes des années 1830 de l’inconscient.